L'humble désordre de cette pirogue
abandonnée sommairement amarrée au quai minuscule
d'une petite anse de Tenerife après avoir porté ses
naufragés volontaires à bon port, s'étendait
aussi sur le fond, dans les jambes d'un pantalon ballotées
sur les algues peu profondes du "sebadal" , rappelant la
possibilité de la disparition de son contenu en route ...
croisant celle suivie par le plus gonflé d'entr'eux, le
Docteur Alain Bombard, premier à pouvoir en revendiquer le
statut en 1952, après avoir traversé l'Atlantique sur
un pneumatique de 4,70m , "l'Hérétique"...
Si les Canaries, pour lui,
comme pour Colomb, Magellan et bien d'autres, avaient
été le dernier abri sûr avant le grand saut,
elles restent les "Iles Fortunées", but souvent inaccessible
d'aventures aussi intrépides qu'infortunées.
Enfants, et encore plus
grands, nous étions prêts, mon frère et moi,
à tout pour sauter dans une barque ou sur un bateau...
Mes débuts, à
deux ans et demi, avaient été moins brillants, sur le
quai la sirène des paquebots me terrorisait, et j'avais le
mal de mer.
Mais depuis longtemps
déjà, se succédaient les rêveries
conquérantes sur la mer, de bateaux corsaires en
goélettes cabotant d'îles mystérieuses en
îles désertes paradisiaques, ou de
téméraires Robinson en radeau de fortune ...
Le retour d'Alain Bombard
à Casablanca était un événement qui
faisait beaucoup parler les gens, la télévision
n'existait pas, seule la radio diffusait les nouvelles lointaines,
les journaux racontaient tout. L'histoire avait paru farfelue,
traverser l'Atlantique sur un canot pneumatique, tout petit, avec
un matériel minimum... En prétendant se nourrir de
poisson pêché, de jus de poisson et de plancton,
voilà une aventure qui n'avait pas cessé de partager
sceptiques et curieux... et avant cette découverte capitale
que le désespoir -avant toutes autres causes-
faisait périr en mer les naufragés.
Attirés par la mer et
par le port, où comme transitaire, mon père avait ses
entrées, nous y allions souvent, port de commerce ou port de
pêche, au pretexte d'une promenade ou d'un repas, mais c'est
mon oncle Edmond qui nous a donné l'occasion de rencontrer
notre héros du moment, homme surprenant, en effet,
de jovialité affable, de simplicité directe, de candeur pratique
et d'intelligence vive, d'autant plus intéressant
qu'il mettait à la portée de solitaires
démunis mais décidés, sur un tout petit
bateau, une traversée réservée à des
géants d'acier.
Un
Dire que nous étions
curieux et enthousiastes, les mots sont faibles, quel cadeau pour
mes neuf ans! même si je me faisais une idée de cette
aventure bien réduite par rapport à ce que j'en
découvrirai plus tard en lisant les détails du
récit.
Grand personnage, mon oncle
Edmond Nouchi l'était déjà par la taille, un
physique d'acteur, une voix de stentor, un esprit novateur,
pêcheur, chasseur, et une personnalité
ingénieuse et entreprenante, toujours affairée
à utiliser, perfectionner, inventer ou mettre au point des
machines modernes et leur technique, où mettre la main ne
lui faisait jamais peur, projecteurs de cinéma à arc,
moteurs de toutes sortes, appareils de photos, bateaux de
pêche hauturière, fabrication de pigeons d'argile,
manomètres de bouteilles de gaz... Il était en
train de réarmer un
sardinier en l'équipant
à la pointe du progrès et de la
sécurité... La pertinence et la
générosité des conceptions de Bombard
l'avaient convaincu, et ce d'autant plus que pour tous les bateaux
de pêche, ni le naufrage ni la survie n'était une
affaire abstraite, autant à travers la règlementation
tatillonne à terre que l'inquiétude des fortunes de
mer. Dans le contexte de polémiques et de critiques, il
avait choisi de lui marquer publiquement sa
reconnaissance, en décidant
de donner le nom de Bombard, à son bateau.
Ce sardinier eut non
seulement le privilège d'être le premier bateau (et le
plus gros, sans doute, jusque là, d'après la compagnie
...) à porter le nom
de "Bombard" avant qu'à l'usage, cela ne devienne, et pour
son plus grand honneur, un nom bateau, un nom commun en
minuscules... Ce fut aussi un bateau de pêche connu pour
être chanceux au fil d'une longue carrière même
après que mon oncle en eut cédé ses parts
d'armateur.
C'est donc " A la Bonne
Franquette " petit restaurant de Sidi Belyout, à une
volée de moineau des quais et des chantiers du port de
pêche, que nous étions tous venus après
le baptême
du bateau, dont les plans, les bleus et les
conceptions nouvelles avaient vite trouvé à
s'étaler sur les tables, en attirant l'attention plus que le
banquet de circonstance qui attendait... Déjà
constructeur de quelques maquettes, entre autres un galion peint
sommairement en bleu et blanc dont les canons en bouts d'allumettes
collées à la seccotine avaient déjà
créé le trouble dans le lavabo et essuyé des
tempêtes dans la baignoire, je les avais fièrement
apportées en la circonstance pour recueillir un prestigieux
autographe, sur un bout de coque suffisamment lisse et plat.
Mais un jour où ma
mère devait avoir un pinceau à essuyer, manqua de se
transformer en un passage en carène des plus fâcheux,
heureusement interrompu par mes cris indignés, avant que
l'irréparable peinture ne recouvre la trace méconnue
de la main de Bombard, et je dois être aujourd'hui le seul
garant de l'authenticité du graffiti fané de cette
petite épave dérisoire naufragée à
travers le temps ...
Longtemps plus tard, dans les
années 90, Alain m'affirma que ce sardinier avait
été baptisé
du nom de sa dernière-né alors, sa fille Nathalie,
à ma surprise embarrassée...